Allemagne : pas de droits pour les réfugiés

24 Octobre 2013



Des réfugiés vivent depuis plus d’un an sous des tentes sur une place berlinoise. Ils s’organisent pour lutter avec leurs propres moyens contre une politique migratoire qui les exclut. Reportage.


Crédit Photo -- Laurène Perrussel-Morin/Le Journal International
Crédit Photo -- Laurène Perrussel-Morin/Le Journal International
Oranienplatz, en plein centre de Kreuzberg, quartier alternatif de l’ex Berlin-Ouest. Les passants ne font pas tous attention aux nombreuses tentes qui ont poussé comme des champignons il y a plus d’un an. Elles abritent pourtant des hommes, des femmes et des enfants qui occupent cette place pour faire valoir leurs droits. C’est sous une tente bleue et blanche de ce « Protest Camp », qui n’est pas sans rappeler les chapiteaux de cirque, que la vie de ce camp de fortune s’organise.

La naissance d’une démocratie

Un plénum s’y tient plusieurs fois par semaine. Ces réunions, comme le souligne David, bénévole du Protest Camp, sont nécessaires. « Chacun apporte ses propres problèmes sur le camp. Il y a du vol et du racisme entre réfugiés. Il faut faire face aux différences de langue, de culture, de ressentiment… » L’énergie accumulée sur l’Oranienplatz doit être utilisée à bon escient, les meetings étant la seule façon de régler les problèmes. Ces plénums sont délicats : plusieurs réfugiés n’ont pas l’habitude de ce type de démocratie. On assiste à la naissance d’hommes politiquement conscients : « C’en est parfois touchant. C’est une certaine université de la rue », murmure David.

Une décision est une chose rare. Elle résulte toujours d’un long processus. Ici, pas de hiérarchie : chacun a un ou plusieurs rôles. David rappelle qu’il est dur pour les occupants du camp de faire valoir leurs droits : c’est une des premières fois que des réfugiés sont à l’origine d’un mouvement politique de cette ampleur en s’organisant seuls. Les bénévoles ne sont pas là pour jouer les héros. Ils sont un soutien, mais restent en périphérie du mouvement.

Des bénévoles en périphérie

Le but affiché de la vingtaine de bénévoles permanents est de faire entendre la voix de ceux qui n’ont jamais droit à la parole. Le camp manque toujours d’aide, les personnes ayant suffisamment de temps et de sensibilité se faisant rares. La cinquantaine, David cache difficilement sa fatigue derrière sa barbe de quelques jours. « Certains, en voyant la saleté et le désordre, disent que ce n’est pas possible et qu’ils ne pourront jamais travailler ici. Parfois, moi aussi, j’en ai assez. Alors, je rentre chez moi et je fais ma pause. C’est ce que j’admire le plus chez les réfugiés de l’Oranienplatz : eux, ils n’ont pas le droit de prendre une pause. Ils doivent supporter leur bordel. Et ils n’en sont même pas responsables. Cela vient du fait qu’ici, tout est ouvert, il n’y a pas de limite. Personne n’a son espace. »

Le Protest Camp peut occuper une école désaffectée. Mais c’est dans le camp de l’Oranienplatz que se concentre l’essentiel de l’activité politique. « Ceux qui ne sont pas venus sur l’Oranienplatz ne sont pas au courant de la situation. Ils vivent dans une autre dimension », soupire une réfugiée. À l’approche de l’hiver, le camp est menacé de fermeture. Seule une tente d’informations devrait rester sur place. Pendant ce temps, une grève de la faim de réfugiés se poursuit devant la Brandenburger Tor, sous les yeux des touristes.

La Protest March, de Würzburg à l’Oranienplatz

C’est en mars 2012, après le suicide de Mohammad Rahsepar, un réfugié iranien à Würzburg, que sont apparus les premiers mouvements de protestation. Depuis le 6 octobre 2012, des centaines de demandeurs d’asile ont illégalement quitté les camps dans lesquels ils vivaient dans des conditions insupportables à Chemnitz, Leipzig et dans d’autres villes allemandes. C’était le début de la Protest March, qui allait les mener sur plus de 600 kilomètres de Würzburg à Berlin. Sur leur chemin, ils ont visité les camps de réfugiés et ont dénoncé les conditions de vie de ceux qui y sont enfermés, les invitant à prendre la route avec eux. Un bus les accompagnait sur un autre itinéraire.

Alors qu’au début, seule une petite tente était occupée, on dénombre aujourd’hui 120 réfugiés sur le camp. Bruno, un réfugié togolais qui a participé à sa création, se rappelle : « Les gens étaient en route, et on a cherché où les installer. Au départ, on voulait déplacer les tentes d’une place à l’autre, mais cela n’a pas fonctionné. J’ai organisé une première réunion publique, à laquelle 50 personnes sont venues. »

Residenzpflicht et Lagerpflicht

Crédit Photo -- Laurène Perrussel-Morin/Le Journal International
Crédit Photo -- Laurène Perrussel-Morin/Le Journal International
Depuis, les occupants de l’Oranienplatz ont appris à mettre de côté les nationalismes pour occuper des consulats, organiser des manifestations, distribuer des tracts… Bien qu’ils aient été reçus par le Parlement, les deux principaux partis politiques allemands se sont prononcés contre leurs revendications. Seule la Residenzpflicht a été abolie dans certains États fédéraux, notamment dans la Hesse.

Loi unique en Europe, la Residenzpflicht oblige les réfugiés à rester dans une aire que l’État leur a assignée. Les policiers, explique David, fouillent parfois les trains et font des contrôles au faciès. Si des réfugiés sont identifiés comme tels et n’ont pas respecté la loi, ils risquent des amendes et des peines de prison. Or, il leur est difficile de payer ces amendes, dans la mesure où l’État ne leur fournit que des bons et où ils n’ont pas le droit de travailler. J., réfugié camerounais en Allemagne, fait ses comptes : « À chaque contrôle je dois payer 200 euros voire plus. Dans les six années que j’ai passées ici, j’ai été puni plus de douze fois. En ce moment, je paye 15 euros par mois pour rembourser trois amendes ».*

Le Protest Camp revendique la fermeture des camps de réfugiés. Les demandeurs d’asile, contraints à s’entasser à plusieurs dans une chambre, y vivent dans des conditions dégradantes. Les camps sont éloignés des villages, parfois dans des casernes militaires. Les réfugiés sont victimes, comme le souligne David, d’une nouvelle forme d’apartheid perpétrée par une société qui les considère avec crainte ou racisme, les deux étant souvent mêlés. « En les qualifiant de clandestins, on les criminalise devant la masse, alors que ce sont souvent des gens traumatisés par ce qu’ils ont vécu. La Lagerpflicht (ndlr : obligation de rester dans les camps), en Allemagne, il n’y a que ça. Mais son abolition sera le plus dur à obtenir. L’État nous explique qu’il n’y a déjà pas assez de logements. »

Une lutte de citoyens du monde

Des militants d’extrême-droite, tous qualifiés avec crainte de « nazis », peuvent surgir à tout moment sur l’Oranienplatz. Isar, réfugié tunisien, se rappelle les véritables chasses à l’homme qui sont organisées dans certaines villes allemandes par ces groupuscules. « Si tu te promènes seul, ils viennent t’attaquer. Il faut tout le temps être à plusieurs. » Plusieurs réfugiés du camp ont le sentiment que leur exclusion résulte de la volonté des pays du Nord de créer de la richesse en maintenant une certaine pauvreté dans leurs anciennes colonies. Des dispositifs comme Frontex sont dénoncés, car ils contribuent à une certaine économie de l’expulsion.

Un papier d’asile permet finalement aux réfugiés de sortir des camps, après quelques mois, un an et demi, voire deux ans. Les moins chanceux peuvent rester pendant des années dans ces camps, sous le statut de « Duidung », tolérance, ce qui signifie que l’État est en train de préparer l’expulsion. Bruno s’emporte : « Je ne veux pas parler du Protest camp à d’autres réfugiés, car ils vont avoir des illusions. Ils vont croire qu’ils vont obtenir leurs papiers du jour au lendemain. Or, ce n’est pas vrai. »

La folie dans les camps

Crédit Photo -- Laurène Perrussel-Morin/Le Journal International
Crédit Photo -- Laurène Perrussel-Morin/Le Journal International
David explique : « Ils souffrent de maladies psychiques, car, enfermés, ils ont le sentiment d’être inutiles. Ils ont l’impression d’être des objets à la place d’être des humains. » J. a dû apprendre à survivre en camp : « Tous tentent de lutter pour leur santé psychologique, contre l’isolation puisqu’on ne peut pas bouger. L’ennui est un cauchemar. Ils attendent jusqu’à ce que tu sois fou, et puis là ils te donnent les papiers, mais qu’est ce que tu peux faire alors ? On doit donc se décider entre devenir fou et vivre libre comme un être humain, mais pour cela être poursuivi par la police. Pourquoi l’homme traite-t-il l’homme ainsi ? »*

Des réfugiés soulignent que les responsables des camps les effrayent afin qu’ils ne se mobilisent pas, arguant que s’ils manifestaient, ils ne seraient alors plus de leur côté et ne pourraient pas obtenir de papiers. C’est pourquoi certains réfugiés effrayés par la perspective d’une expulsion espionnaient au début du mouvement des réfugiés militants.

Des règlements européens absurdes

Le combat du Refugee Protest Camp est un combat contre les règlements européens, principalement contre Dublin II. Ces accords reflètent l’échec de l’UE, qui voulait initialement supprimer les frontières, et les accentue au contraire. Signé en 2003, ce règlement stipule que le réfugié doit demander l’asile dans le premier pays européen sur lequel il pose les pieds. Alors que les pays européens sont censés mener la même politique d’immigration, le droit d’asile n’existe pas dans les faits en Allemagne : les réfugiés doivent d’abord traverser d’autres pays. Le pays contrôleur a six mois pour renvoyer le sans-papiers dans son pays d’arrivée. L’expulsion est un long processus, ralenti par les négociations entre ambassades.

Les menacés d’expulsion tentent d’insister avec l’aide de leurs avocats sur les mauvaises conditions de détention, notamment en Italie. Un réfugié s’exclame lors d’une réunion sur l’Oranienplatz : « Ne faites pas confiance aux avocats. Ils sont payés par les Allemands. » Déjà en Grèce, en 2010, des réfugiés menaient une grève de la faim, certains d’entre eux se cousant la bouche pour demander l’asile. Le 20 octobre 2010, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, Manfred Nowak, constatait que des détenus étaient enfermés jusqu’à six mois dans des cellules surpeuplées, sales, et insuffisamment éclairées. Ces réfugiés n’ont qu’un accès limité aux soins médicaux, aux avocats et aux interprètes. Depuis, les déportations en Grèce sont momentanément interdites, et la question se pose pour l’Italie.

« Cette lutte est une responsabilité, explique un réfugié ougandais. La question n’est pas de gagner ou de perdre, mais de s’exprimer. Il y a 50 000 réfugiés en Allemagne. On s’en fiche de les atteindre. L’important est de leur envoyer un signal. »



* Beate Selders, Keine Bewegung ! Die ‘Residenzpflicht’ für Flüchtlinge – Bestandsaufnahme und Kritik. Hrsg. Von Flüchtlingsrat Brandenburg & Humanistische Union. Eigenverlag, Berlin 2009, p. 82

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Laurène Perrussel-Morin
Ex-correspondante du Journal International à Berlin puis à Istanbul. Etudiante à Sciences Po Lyon... En savoir plus sur cet auteur